vendredi, juin 02, 2006

Syndome de la première épouse

Des milliers de femmes se sont retrouvées dans les best-seller de Françoise Chandernagor, « La Première Epouse »*. Comme l’auteur, au nom de l’amour, des enfants, de la famille, elles ont tout accepté : les sacrifices, les mensonges, les infidélités. Et leur mari est parti. Pour elles, tout s’est écroulé. Enquête sur un phénomène d’identification.

Par Patricia Gandin tiré du journal Elle

Elles ont 35, 40, 50 ans. Elles aimaient. Elles croyaient avoir construit une famille solide, sacrifiant parfois un métier pour élever les enfants, mieux soutenir la carrière de leur mari. Ou donnant sur tous les fronts. Avec bonheur, le contrat d’amour ne leur pesait pas. L’engagement était joyeux. Même si elles devaient pardonner beaucoup à celui qui ne le respectait pas avec la même constance. Et qui les laisse pourtant, aujourd’hui, au bord du chemin.
Plus de couple, plus de maison dépositaire de souvenirs mêlés, d’émois d’enfants à partager, de projets communs, de futurs rêves. Banal le divorce pour ces femmes ? Il s’agit plutôt d’une tragédie, larmes de sang, humiliations, renoncements, arrachements… Toutes le disent : l’abandon est une mort. Comment passe-t-on plus ou moins brutalement du statut de reine de cœur à celui d’indésirable ? Quelles batailles livre-t-on, encaissant les coups et les rendant, trébuchant sur maintes chausse-trappes, avant de s’accepter vaincue ?
Tout commence par « le syndrome de la première épouse. » Bien qu’avertie des infidélités de son mari, on reste permissive, persuadée d’être la préférée. « Des aventures, il en avait beaucoup ». Je remarquais des voix différentes dans les appels téléphoniques qu’elles passaient à la maison, se souvient Béatrice, 42 ans, responsable de la communication. D’ailleurs, Pierre voulait que je sois au courant, justement parce qu’il estimait que ce n’était pas important. ‘’Quand je fais l’amour avec une de mes maîtresses, je pense à toi pour être bien’’, me racontait-il. Elle avait 15 ans et lui 18 quand ils se sont rencontrés, au lycée. Tout de suite l’amour fou. Mariage cinq ans plus tard. Osmose totale : mêmes désirs, mêmes amis, mêmes lectures… Entente sexuelle parfaite, qui ne s’est jamais démentie. Béatrice n’avait pas la moindre envie d’avoir des amants. Et pas envie de reprocher à Pierre ses passades. Haut fonctionnaire, avec beaucoup de charisme, pourquoi n’aurait-il pas saisi les opportunités ? Nous en parlions. Il me rassurait. Je pensais que rien ne pouvait fondamentalement nous séparer. Quand il est parti avec l’une des baby-sitters de nos enfants, celle qui faisait le plus partie de la famille, ça a été la douche froide. Mais je n’ai demandé le divorce que deux ans plus tard, quand j’ai appris qu’elle était enceinte. Jusque-là, je croyais encore à un retour possible de Pierre. Il avait laissé des vêtements à la maison, il venait souvent ; Nous avons même continué à faire l’amour. Je me disais que j’étais encore gagnante, puisqu’il la trompait avec moi ! »

Tant d’aveuglement ! Dont on ne manque pas de célèbres exemples, de Simone de Beauvoir à Hillary Clinton. « Une attitude inscrite au fil des siècles dans l’histoire des femmes, remarque Annick Houel, professeur de psychologie sociale à l’Université de Lyon. N’oublions pas que la polygamie est encore institutionnalisée dans bien des civilisations. Chez nous, des femmes l’acceptent comme si cela donnait de la valeur à leur homme, et donc à elles. Les hommes ferment plus rarement les yeux sur l’infidélité de leur compagne. Et les jeunes générations ? « Leurs amour est plus exigeant, plus égalitaire. Elles se compromettent moins, répondant plus fréquemment à l’adultère par le divorce, admet à la psychologue. Mais, au bout d’une dizaine d’années de mariage, l’érosion des sentiments aidant, de nombreux couples fonctionnent comme ça : l’homme a des maîtresses. Il ne voit sa femme que dans un rôle de mère. Soit parce qu’il est immature et que cela le rassure. Soit parce que sa femme se cantonne à ce rôle.
La raison commanderait de plier bagages. Mais, la première épouse reste. Elle mise sur la patience, préférant tenter de sauvegarder ce qui a été construit. Un jour, le papillon se lassera et ne se consacrera plus qu’à elle, espère-t-elle. Le calcul est rarement bon. « Être trop compréhensive, c’est faire son malheur, estime Noëlla Jarousse, sexologue et conseillère conjugale. Il ne faut pas jeter le traître dehors à la première frasque, mais avertir » : ‘’Attention, je mérite mieux !’’ Surtout, ne pas rentrer dans le jeu. Il faut, au contraire, se demander : qu’est-ce que je dois changer dans mon comportement pour que ça ne se reproduise pas ? Et se remettre en cause. L’infidélité est un signal. L’ignorer évite de se donner la peine de changer.
Nelly, 45 ans, institutrice, admet qu’elle s’est contentée d’une histoire bancale. Mon mari était un pro de la drague, il essayait avec toutes les femmes. Du coup, à mes yeux, ça ne tirait pas à conséquence, J’étais au-dessus de tout ça. D’autant que les formes étaient maintenues : Jacques rentrait tous les soirs à la maison. Il était tendre. J’ai, bien sûr, fait quelques scènes. Puis je me suis calmée ; nous avons eu un enfant et je voulais le préserver. Peu à peu, il me semblait que mon amour devenait simple attachement. Je me croyais hors d’atteinte de toute douleur, mais le choc a été terrible quand Jacques est parti pour une femme tellement amoureuse de lui qu’elle a laissé ses deux gamines à la garde de son mari. J’aurais dû me battre dès le début. Je n’ai pas osé provoquer une crise.

S’interdire la jalousie : autre erreur de la première épouse, car c’est ignorer que ce sentiment fait partie intégrante de l’amour. La jalousie instaure des limites, confirme Jean Lemaire*, psychanalyste, professeur de psychologie clinique à Paris. C’est une marque de notre époque que de vouloir alléger les contraintes, rendre les cadres flous, mais on ne peut pays y échapper. Tout comme les enfants souhaitent une certaine autorité de leurs parents, dans le couple, chaque partenaire attend de l’autre qu’il pose des limites comme autant de preuves d’amour. On proteste un peu, mais on attend ça. Cela nous valorise narcissiquement. Passer outre témoigne d’un manque de densité des relations, d’un degré très faible de la communication entre deux êtres. Difficile alors de durer. Mais, pour se parler efficacement, il faut commencer par se connaître soi-même. Beaucoup de problèmes de couple proviennent de cette difficulté, poursuit Jean Lemaire. L’inconstant ne s’explique pas toujours pourquoi il est volage. Que s’interdit-il dans son couple qu’il va chercher ailleurs ? L’épouse trop indulgente ne sait pas qu’elle provoque elle-même l’infidélité. Elle a besoin de sentir que l’homme de sa vie l’aime plus que toute autre. Pour en être sans cesse assurée, elle l’autorise à aller voir ailleurs, méconnaissant la volonté de tout homme d’être un bon époux. C’est ainsi qu’il se lasse des aventures… pour fonder un nouveau couple. »
« Il reviendra si je fais un lifting »
Passé 45 ans, une grande partie des femmes qui consultent pour un lifting sont des femmes qui viennent d’être quittées. Elles comptent sur une beauté purement morphologique pour reconquérir leur mari, explique Jean-Claude Hagège*. Or, ce ne sont pas quelques rides qui l’ont fait fuir, mais sans doute d’autres difficultés. Malheureusement, les liftings investis de cette attente sont souvent un désastre : ces femmes constateront qu’ensuite l’autre ne revient toujours pas. A nous de les persuader d’attendre un peu, de ressentir à nouveau un peu de narcissisme avant d’entreprendre une opération qui contribuera à restaurer la confiance en soi, mais n’accomplira pas le miracle souhaité.

Survient la rupture, qui révolte. D’autant qu’on avait cru, en courbant beaucoup l’échine, éviter justement ce naufrage. « Il faut faire le deuil d’un sentiment, du couple idéal que l’on croyait former avec son conjoint. Le deuil, aussi, de son aveuglement, explique Jean-Luc Viaux*, docteur en psychologie, expert agréé auprès des tribunaux. Le conflit s’impose alors comme la seule façon de faire durer le couple. On croit avoir encore prise sur quelqu’un quand on se dispute avec lui. Au cœur de ces combats de passions et de haines, les enfants et les bien matériels. Enjeux symboliques. « Si tu m’aimes, tu ne peux pas accepter de rencontrer ma remplaçante auprès de ton père », s’entendent dire les enfants – petits ou grands – des femmes répudiées. « Puisque je souffre, tu vas payer, menacent-elles leur mari.

Beaucoup pensent avoir été dupées. Même si, focalisées sur leurs propres sentiments, elles n’ont pas vu leur couple s’éteindre , remarque Sylvaine Courcelle, vice-président au tribunal de Paris, chargée des affaires familiales. Dans son bureau aboutissent ces êtres qui vont s’entre-déchirer aussi fort qu’ils se sont aimés. Les femmes qui ne travaillaient pas sont dans une vraie précarité, constate le magistrat. Une pension compensatoire est légitime. Mais, souvent, cette demande représente autre chose que de l’argent. Si le divorce survient à la cinquantaine, les enfants sont élevés, elles se sentent peu séduisantes, inutiles, même avec un bon métier. Quoi qu’on leur propose, elles considèrent que ce n’est pas assez pour panser leurs blessures, pour punir le fautif. Lui passe par des phases dont aucune n’est réellement adaptée à la situation. Quelquefois, au début, pendant un temps très court, il montre de la compassion. Que son ex-femme prend pour un restant d’amour. Elle croit en son retour et refuse l’argent proposé. Quand le principe de réalité la rattrape, l’autre n’est plus aussi généreux. »

Il peut même se montrer carrément mesquin. D’après Brigitte Rozen et Hélène Poivey-Leclercq, avocates, spécialistes du droit de la famille, les plus nantis se débrouillent pour cacher leurs revenus réels. Leurs enfants peuvent bien être pénalisés par cette attitude, ils sont happés par la nouvelle famille à construire. Philippe a mis sa société en faillite quand il m’a quittée, raconte Karen, 45 ans. Il est parti avec sa secrétaire. Ils vivent superbement. Moi, j’étais interprète. Quand je l’ai connu, j’ai arrêté de travailler parce qu’il avait besoin de moi pour monter son entreprise. Je n’ai jamais demandé à être déclarée. On s’adorait ; ça aurait été un manque de confiance. J’ai gagné mon procès contre lui. Mais, se disant insolvable, il ne m’a toujours pas donné un sou. Ses reproches : je n’ai pas su l’aimer. Je devrais même m’estimer heureuse qu’il m’ait gardée à ses côtés pendant vingt ans ! D’après Brigitte Rozen et Hélène Poivey-Leclercq, quels que soient leurs revenus et leur milieu social, sur cinquante hommes, trois se montrent simplement honnêtes quand ils rompent. Les autres, c’est la justice qui les y oblige. Aussi, les avocates ne soutiennent-elles pas le projet de divorce civil, jugeant qu’il rendrait les femmes encore plus vulnérables.

Pourquoi les hommes qui s’en vont se conduisent-ils mal ? La rupture du pacte est si culpabilisante qu’on préfère dire : le coupable, c’est toi, explique Jean Lemaire. Quand ils partent, c’est qu’ils ont depuis longtemps tiré un trait sur leur compagne et sur le passé. Ils sont heureux, pleins de projets. Ils ne se rendent pas compte que leur ex-femme se trouve au moment le plus aigu de la crise et de la douleur, note Sylvaine Courcelle.
La souffrance n’est pas là où on l’attend le plus. J’aurais préféré qu’il réussisse son nouveau couple, mais ce n’est pas le cas. Tout ce gâchis, alors que ça n’en valait pas la peine, s’indigne Béatrice. Nadia, dont le mari est tombé amoureux d’une femme du même âge qu’elle, affirme : C’est affreux de se demander : qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? J’envie celles qui sont larguées pour une bien plus jeune. Car ce choix est infantile, dérisoire. On peut supposer que, dans quelques années, l’homme sera lâché à son tour par sa poupée Barbie qui ne voudra pas jouer les infirmières avec un vieillard. Arbitres de justice ou panseurs de plaie analysent unanimement cet accident du parcours conjugal comme une véritable révolution pour celles qui le subissent après de longues années de mariage. Au pire, le désespoir est si vif, si annihilant, qu’il peut conduire brutalement au suicide. Le plus souvent, confusion des sentiments, violence des peines, rancœur durent plusieurs mois sous forme de dépression, d’impossibilité à redonner sa confiance.
Heureusement, le temps et les psychothérapies font que la plupart des femmes s’en sortent, assurent les thérapeutes. Plus fortes qu’avant, mieux averties. Mais le prix à payer est immense. P.G.


Interview

Elle: « Les lectrices me disent ‘’c’est mon histoire’’. »
Françoise Chandernagor: « La Première Epouse », histoire d’une rupture, livre de chair, plaie ouverte d’une femme « coupée en deux », est un best-seller depuis plusieurs semaines. Celles qui ont dû céder la place à une autre, parfois plus jeune, plus belle, trouvent un réconfort dans ces pages poignantes, dans cette mise à nu d’une des leurs, Catherine, présentée comme un écrivain célèbre, comblée et néanmoins anéantie par la défaite.

ELLE : Une femme abandonnée dans les mêmes conditions que votre héroïne a offert « La Première Epouse » à son mari en lui disant : « Voilà tout ce que je n’ai pas su te dire… » Quel effet cela vous fait-il d’être cette messagère ?

Françoise Chandernagor: C’est formidable. J’ai justement écrit ce livre pour raconter une douleur que la société voudrait ignorer, édulcorer, parce qu’un couple sur trois divorce. Moi-même, il y a une dizaine d’années, je n’ai pas su aider des amies qui vivaient cette déchirure. Leur longue dépression, leurs larmes m’agaçaient un peu. Quand je suis passée par le divorce, j’ai compris.

ELLE: Ce roman est perçu par certains comme un document autobiographique. Avez-vous parfois regretté de l’avoir publié ?

F.C: Jamais. J’avais besoin d’écrire ce livre et de la publier parce que je devais crier une vérité. Je l’ai fait par esprit de croisade. Peu m’importait le résultat. Je voulais que les femmes se donnent le droit d’avouer : j’ai de la peine, je veux qu’on la respecte. Je ne m’attendais d’ailleurs pas à obtenir un tel succès. Jamais on ne m’a autant écrit. Dans la plupart des lettres, on me dit : « C’est mon histoire ! » En effet, c’est une histoire universelle, ce n’est pas la mienne. L’héroïne n’est pas moi.

ELlE: Comment vos proches ont-ils réagi à ce livre ?

F.C: Comme pour chacun de mes romans, mes enfants ont lu « La Première Epouse » avant sa publication. Rien ne pouvait les choquer. Parce que l’héroïne est une enfant naturelle, ma mère a été amusée : « Je vais passer pour une femme légère ! »

ELLE: Et si vous aviez laissé l’ex-mari de votre héroïne livrer à son tour sa façon de voir les choses ?

F.C: Dans mon livre, à un moment donné, Francis reproche à Catherine : « C’est ta version. » Elle répond : « Non, c’est ma douleur. » Sans doute donnerait-il une interprétation différente puisque tout permet de penser que lui n’est pas malheureux. Mais s’il était sincère, Catherine apprendrait probablement encore beaucoup plus de choses qu’elle n’en sait sur ses infidélités du temps de leur vie commune !

ELLE: Elle en savait déjà énormément. Pourquoi a-t-elle supporté d’être à ce point trompée ?

F.C: Parce que cet homme égoïste et volage n’est pas un monstre avec sa femme. Il est attentionné, gentil, séduisant, il l’invite à dîner aux chandelles, il lui fait des cadeaux… Et puis, comme beaucoup de couples soixante-huitards, Catherine et Francis croient que la jalousie, c’est obsolète. Enfin, Catherine ne veut pas imposer une cassure à leurs quatre enfants. On a beau dire que le divorce ne leur fait aucun mal, je pense que c’est encore une façon d’ignorer la douleur.

ELLE: Qu’est ce qui est le plus difficile à vivre dans une rupture ?

F.C: La période où il faut bien reconnaître que l’autre femme aime vraiment. Et qu’elle est aimée comme en croyait, seule, pouvoir l’être. On est en proie à divers sentiments. On se raisonne : « Il vaut mieux qu’ils soient heureux. » Puis, on revient à des souhaits moins nobles. Tantôt on est digne, tantôt on devient garce. Tantôt amoureuse, tantôt haineuse. On ne sait plus du tout où on en est. C’est très dur.

ELLE: Si Francis revenait vers elle, Catherine lui ouvrirait-elle les bras ?

F.C: Certainement. A tort, car il lui imposerait les mêmes situations et elle souffrirait de nouveau. Mais, en publiant son histoire, l’héroïne sait qu’elle accomplit quelque chose d’irrémédiable. Après ce coup-là, Francis ne pourra pas revenir. Elle s’interdit de l’attendre. C’est une thérapie brutale.

ELLE: La fin du roman laisse entrevoir que Catherine s’en sortira. Mais on a encore un peu peur pour elle…

F.C: En effet, rien n’est sûr. Elle n’est pas guérie. Seulement en meilleure voie.


* Auteur de « Amour et adultère à travers les âges », dans « Le Journal des psychologues », juin 1998.

* Chirurgien esthétique. Auteur de « Séduire : chimères et réalités de la chirurgie esthétique » (éd. Albin Michel).
* Auteur de « L’Enfant et le Couple en crise » (éd. Dunod).